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Chronique. Les fondements aquatiques de l’apprentissage de la natation… et de la didactique 2011

Vendredi 25 fĂ©vrier 2011   

 Chronique 7 

 C’est Ă  l’école qu’on a commencĂ© Ă  m’enseigner Ă  nager. A la fin du printemps 1944, notre groupe scolaire avait Ă©tĂ© envahi par des troupes allemandes et « mongoles » au repos, et les classes Ă©taient dispersĂ©es dans des locaux de fortune. 

La leçon de l’instituteur …

Le temps était beau, notre instituteur nous amena un jour sur la plage de sable fin qui s’étendait sur l’autre rive, face à la falaise d’où la ville contemple la large vallée du fleuve. Il nous fit la démonstration décomposée des mouvements à faire, debout d’abord : mains au menton, la grenouille, le saut en l’air les jambes écartées, bras tendus au dessus de la tête, serrer les jambes… un, deux, trois-quatre… puis allongés à plat ventre sur le sol. Le professeur avait fait la théorie et l’exercice, à nous de faire les applications… hors de sa présence.

… et son contexte d’alors.

Je n’ai jamais vu cet instituteur aller dans l’eau, ni même s’allonger sur le sable, position malaisée, peu démonstrative et pour tout dire indigne. On sentait bien qu’il lui manquait l’accessoire indispensable à l’aide duquel, dans les dictionnaires de l’époque, un gymnaste moustachu en maillot rayé, pouvait montrer les positions sans avoir à ramper lamentablement sur le sol : un chevalet ! Aujourd’hui on ne mesure pas son audace. Si ce brave instituteur ne bravait pas trop les eaux, il bravait l’opinion et nous ouvrait des espaces. Il ne nous autorisait à pénétrer dans l’eau que jusqu’à mi cuisses mais pas plus, car à la fin du printemps, en ce temps là, l’eau filait vite et vous entraînait loin. Le fleuve prenait bon an mal an la vie de plusieurs personnes chaque année, estivant imprudent, pêcheur malchanceux, pari stupide, congestion après un repas arrosé, accident domestique pendant les inondations presque régulières, suicide… Mon père racontait qu’un jour il était tombé dans le canal latéral à la Garonne ; il s’était cru mort, harnaché de ses bottes et de sa lourde vareuse, ne sachant pas nager … Il avait alors cherché le fond boueux, à tâtons il avait trouvé des racines de platane, s’y était accroché et de l’une à l’autre s’était hissé jusqu’à la berge. Ma mère, pourtant issue d’une famille paysanne, détestait les eaux libres en général et ce fleuve hostile en particulier, au point de prétendre qu’elle avait peur en traversant les ponts. Je suppose que cette terreur excessive et ostensible avait eu pour but, étant enfant, de me dissuader de m’aventurer près de toutes les eaux possibles. Bien peu de mères auraient d’ailleurs osé afficher une opinion opposée, en cas de malheur ! Il n’y avait pas de piscine à diable vauvert à la ronde.

L’élève s’applique, en vain.

Allongé face à l’amont, le ventre sur le sable j’accomplissais scrupuleusement les mouvements prescrits. Je m’attendais à sentir mon ventre décoller du sable sous l’action mystérieuse de mon savoir faire…

Dans l’eau, je m’agitais désespérément avec l’espoir de m’élever au dessus du fond. Mais non, rien ne me soulageait de la pesanteur. J’avais beau accélérer la cadence, tenter de me propulser vers le haut en donnant du ventre et des fesses comme un carpillon dans une musette. Rien à faire ! Ayant renoncé à m’élever verticalement sur les eaux pour, sinon marcher, du moins ramper sur elles, je me mis à me pousser en luttant face au courant, le menton haut, la respiration bloquée. Je ne doutais pas une seconde qu’il faille brasser fort, dominer le fluide, le dompter, s’imposer à lui… comme on voyait les crawleurs le faire dans un jaillissement de perles de cristal… sur les magazines. Hélas je devais toujours reprendre pied au bout de quatre brasses précipitées, à bout de souffle, et, humiliation suprême, remonter à pied le terrain que j’avais perdu, car en aval, la plage allait en s’amenuisant et le courant vous entraînait traîtreusement vers les eaux profondes et leurs tourbillons, autour des piles du pont.

Des enjeux, des rétroactions.

Je comprends aujourd’hui que mes camarades et moi aurions certainement perdu cette lutte inégale si le ciel bienveillant ne nous avait pas envoyé son prophète, un moniteur de kayak qui enseignait à nager à Micheline, sa charmante petite fille, et qui nous prit en pitié.

-         Venez là les enfants ! tous ! ici ! Mettez vous à la queue leu leu… Maintenant sautez dans l’eau et revenez au bord.

-         Oh là ! mais non ! est-ce qu’on a pied ? non… ! j’y vais pas.. ! si… !

Que faire quand on est un homme devant une fille et un défi pareils ? Est-on encore un enfant à 11 ans, quand on a fini ses études primaires et qu’on sait de A à Z tout ce que son memento Larousse contient ? J’y allai ; et je fis en eau morte ce que je faisais dans le courant… quatre brasses et je retrouvais pied ! Mais quelle différence ! J’avais franchi le Rubicon. Le moniteur parti, je fis et refis mon plongeon en allongeant un peu mon parcours.  Je savais que je ne savais pas encore nager mais tout de même.

Un autre milieu.

L’étape suivante fut aussi décisive. La première pile du pont, du côté opposé au grand courant, était un endroit très bien fréquenté. Depuis le haut du pont et depuis la berge, il y avait toujours des spectateurs qui observaient les ébats des jeunes nageurs et nageuses (si ! il y en avait et de belles, c’est important à plus d’un titre). Quand ce petit monde était fatigué, il s’asseyait sur un rebord de la pile, du côté ensoleillé. Aller, moi aussi, m’asseoir au pied de cette pile devint un objectif impérieux. L’extrême bout aval de la plage s’enfonçait sous les eaux en direction de cette pile, laissant à droite et à gauche des zones plus profondes. Je sentais qu’aidé par le courant, je pourrais sans doute atteindre la pile en six ou sept brasses ; distance que j’espérais bientôt à ma portée, mais le problème était « comment revenir ? ». Pas question de remonter le courant et de la pile à la berge l’eau était profonde, et il devait bien y avoir vingt mètres à faire. Plus même, parce que le courant, bien que faible, vous entraînait vers l’aval et qu’il fallait le remonter en biais. Hors de la base du pont, la rive était impraticable. En fait non, le courant faisait un tourbillon et après vous avoir entraîné vers l’aval il vous ramenait doucement vers la berge, remontait vers l’amont et revenait vers la pile. C’est  au centre de ce tourbillon que l’on retrouvait tous les cadavres des malheureux qui s’étaient noyés entre Agen et Tonneins. Rassurant non ?

Adaptation.

En attendant d’avoir l’audace nĂ©cessaire je m’accoutumais Ă  rester dans l’eau et Ă  observer ce qui se passait, par exemple quand je ne faisais aucun mouvement. J’avais appris Ă  mettre la tĂŞte sous l’eau et Ă  ouvrir les yeux. Et dĂ©plaçant les galets on pouvait voir les larves d’éphĂ©mères, – « la manne » des pĂŞcheurs -. Je dĂ©couvris que, la poitrine pleine, je ne coulais pas au fond de l’eau, et que j’avais mĂŞme du mal Ă  me maintenir Ă  distance d’observation. Je flottais sans mouvement. Mais c’était mon dos qui sortait de l’eau, si je levais la tĂŞte pour respirer, tout l’équilibre se dĂ©truisait et il me fallait un point d’appui pour me redresser. En fait, apprendre Ă  nager, c’est apprendre Ă  lever le nez au moment oĂą on veut respirer, en prenant appui sur l’eau. Je n’ai formulĂ© cette remarque que beaucoup plus tard mais je suis convaincu que j’avais compris ça dès ce moment lĂ  car je ne me dĂ©battais plus je savais contrĂ´ler ma respiration et quand il le fallait, d’un coup de talon, me propulser au dessus de la surface. Et si je payais cette hardiesse d’une nouvelle plongĂ©e ce n’était jamais sans que j’aie eu le temps de respirer un bon coup.

L’été s’avançait, les eaux baissaient, un jour je suis allé sur la pile, avec les autres Et il fallait bien en revenir. Et voilà … Quelques années après j’étais devenu un honorable nageur.

Le possible et le nécessaire.

En me promenant près du fleuve, à quelques kilomètres en aval, j’observais un jour trois jeunes gens qui s’ébattaient au beau milieu de la Garonne. Dans cette partie presque rectiligne aucune plage n’apparaissait ni sur la rive droite, ni sur la rive gauche. Quand ils furent assez près de moi, je les avisais joyeusement

-         Hé les gars vous allez venir jusqu’ici ?

-         Oui, jusqu’à la barque là bas.

-         Vous nagez bien !

Ils me regardèrent un peu étonnés

-         on ne nage pas, c’est un gué ! On ne sait pas nager, mais on a pied tout le temps sauf peut être un peu au bout… l’eau est remontée depuis hier..

-         Vous faites ça tous les jours ?

-         Oui après le boulot ça fait du bien

Voilà, je n’avais donc rien inventé, j’avais suivi la pente naturelle des gens qui fréquentent les rivières et trouvé des conditions propices. Etonnez-vous que j’aie entendu Célestin Freinet quelques années plus tard. Je n’ai pas cru comme certains que sa « méthode naturelle » consistait à s’en remettre directement à la nature et à abandonner toute « méthode artificielle ». Mais j’ai voulu chercher « artificiellement » les conditions, naturelles ou pas, qui conduisent plus facilement les élèves à obtenir ce que nous souhaitons pour eux.

S’il n’y avait pas eu de gué, de pile de pont ou d’instituteur hardi …

 

La brasse

 « Et s’il n’y avait pas eu la soi disant méthode du dictionnaire pour apprendre la brasse » me direz vous, « vous n’auriez pas eu les « techniques de base » ?

Et bien c’est à voir, la « méthode » m’a permis d’espérer nager mais elle a, probablement, pas mal retardé mon adaptation !

En effet la brasse classique a des vertus : elle répond au désir du débutant de respirer quant il veut et de regarder où il va, droit devant lui. Mais pour dégager ses yeux, puis son nez et sa bouche, cachés sous son crâne, il doit maintenir hors de l’eau une masse considérable, crisper la nuque, cambrer les reins. Ses jambes tendues l’aident un peu en faisant levier, mais dès qu’il regroupe ses membres, le nez replonge. La brasse classique exige des efforts considérables et inutiles, ses avantages principaux étaient respecter les canons de la symétrie et de permettre aux dames de ne pas mouiller leur permanente.

L’indienne

Tournez la tête sur le côté, et tant que vous y êtes, mettez vous sur le flanc, celui qui vous convient… le droit ? d’accord ! En tordant un peu la bouche vous avez maintenant les trois quarts du crâne dans l’eau et vous pouvez respirer. Faufilez votre main droite sous l’eau, loin devant vous. Sans l’action du bras gauche dont je vous parle plus bas, votre tête plongerait encore un peu. Alors faites tourner votre bras droit comme l’aube d’un moulin en enfonçant votre main en cuillère vers le fond. En s’appuyant sur l’eau, elle commence à vous soutenir et à soulever légèrement votre joue gauche : votre bouche est dégagée, vous respirez tranquillement.  En fin de course, votre bras droit, enfoncé presque verticalement dans l’eau, vous pousse en avant. Pendant ce temps le bras gauche a brassé aussi, mais sur le côté, et il a décrit, sous l’eau, une sorte de petit ellipsoïde  horizontal, entre le menton et la ceinture.

Et les jambes me direz vous ? Faites en ce que vous voulez ! Laissez les flotter derrière vous, ou si vous craignez de manquer d’air, donnez à l’occasion un vigoureux coup de pied – ou des deux pieds vers le bas, ou faites les ciseaux ou la grenouille. Mais essayez de ne sortir aucun membre de l’eau, que votre bouche et votre œil gauche. Ne faites aucun bruit, le bruit dénote un décollement des filets d’eau qui dévore votre énergie.

Si vous étiez complètement sur le dos vous n’auriez pratiquement aucun mouvement à faire, sauf pour garder l’équilibre… Pourquoi ne pas commencer par là ?

Bah, me direz vous, c’est la méthode « naturelle » que vous nous présentez là ! On la connaît, on l’appelait « l’indienne ». Mais on a vu ses limites, cette culture n’a jamais atteint ceux qui en auraient eu vraiment besoin : Au 18ième siècle la plupart des marins ne savaient pas nager ! Les « méthodes naturelles » ne peuvent pas s’utiliser naturellement au-delà des lieux où les conditions nécessaires sont naturelles…  

La Didactique par le trafic des  situations 

Vous avez raison. Aussi, je ne condamne a priori aucun des moyens dont je peux disposer, je préconise seulement de les choisir et de les améliorer.

Ainsi j’avais pensé accélérer l’apprentissage de la nage en accroissant artificiellement les actions et surtout les réactions du milieu aux gestes spontanés pour favoriser ceux qu’il faut utiliser.

Mes petites filles fréquentaient les eaux profondes dès l’âge dedeux ans, grâce à des flotteurs qui soulageaient… l’effort de vigilance de leurs parents. Mais apprendre à nager ne consiste pas à développer une ceinture adipeuse. Ces flotteurs les trompaient sur les conditions qu’elles devaient utiliser et apprendre à maîtriser.  Les palmes aux pieds auraient été une meilleure idée, mais pas pour débuter. J’avais donc envisagé de leur faire des gants munis de palmes qui accentuerait et feraient mieux ressentir les réactions de l’eau à leurs mouvements, et bien remarquer ceux qu’il fallait utiliser pour se soulever tranquillement, le temps de respirer.  Question de réflexes et de position des mains !

Hélas, ma tentative a été stoppée net. « Tu ne vas pas leur mettre ces trucs. Tous les autres enfants vont se moquer d’elles… ». Et « On » n’a pas pris de gants… pour me le dire. Ma solution était mauvaise : elle ne dispensait pas les parents de rester à trois mètres des enfants. Heureusement elles ont trouvé des planches… de salut.

Evaluation

Il est vrai que j’étais radicalement disqualifié depuis longtemps aux yeux de ma famille. Pourquoi ?  Je n’ai jamais su, en plus de cinquante ans d’efforts, enseigner la nage à une personne qui m’est très chère et très proche et qui aurait pourtant bien voulu … !  Et qui m’a néanmoins toujours accompagné sur mes improbables embarcations.

Guy Brousseau

FĂ©vrier 2011