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Chronique n°9 « Agora », Hypathie et la Didactique

Jeudi 3 novembre 2011   

Chronique n°9

« Agora », Hypathie et la Didactique

Le film « Agora » d’Alejandro Amenabar m’a beaucoup intéressé et m’a beaucoup plu. Je regrette que sa distribution n’ait pas été à la hauteur de l’importance de son message, aujourd’hui.

Je me bornerai ici à commenter un aspect de son film qui est si rare et si insolite qu’il a me semble-t-il  échappé aux commentateurs que j’ai lus. Il montre de façon remarquable le rôle que jouent la culture, la science et l’éducation dans la conquête et dans l’exercice du pouvoir. Aucun film à ma connaissance n’a consacré autant de temps et de soin à exposer les détails d’une leçon ou d’un raisonnement scientifique.

La mort tragique d’Hypathie a fait scandale dès l’origine et elle a été mobilisée comme symbole dans plusieurs combats essentiels, essentiellement contre l’obscurantisme ou pour la condition des femmes. A mon avis ce film ouvre un nouveau volet, une source de réflexions nouvelles.  La reconstitution minutieuse des faits connus avec leur environnement vraisemblable et l’importance donnée à des raisonnements et à des pratiques habituellement éludés dans les œuvres de divertissement,  fait apparaître tout à coup l’importance du rôle du savoir et de sa transmission dans le combat entre deux sociétés concurrentes fondées sur deux rapports au savoir opposés.

Les sociétés anciennes, comme l’Égypte des pharaons, avaient élaboré des connaissances complexes. Mais cette science ne servait de référence qu’à une petite société d’initiés et d’experts. Les scribes, les techniciens et les serviteurs du monarque n’avaient aucune raison de la faire évoluer et encore moins de la diffuser. Plus la Science est nécessaire dans les activités populaires ;  plus elle est un instrument de gouvernements autocratiques, plus elle doit rester ésotérique.

La société grecque du 5ième siècle av. notre ère fait surgir dans l’Agora de certaines villes démocratiques un rapport au savoir original. Pour pouvoir servir de référence à tous, le savoir doit être diffusé et chacun doit pouvoir le mettre à l’épreuve. Cette exigence produit une transformation radicale du savoir lui-même qui ne peut plus rester une collection amorphe de connaissances dispersées et de preuves circonstancielles. Le savoir doit s’organiser pour permettre de prouver à chacun la validité de ses affirmations de la façon la plus économique possible.  L’expression du savoir exotérique est, par essence, didactique. Ce savoir ne doit donc plus rien aux dieux, seuls les hommes, avec leur raison pour tout guide, peuvent le construire, l’appréhender et éventuellement le modifier. Chacun de ses énoncés est toujours susceptible d’être remis en question. Pourtant il peut s’imposer comme la meilleure vérité du moment parce que, sous certaines conditions, les remises en cause de ses énoncés, si elles le modifient, le font toujours plus sûr.

Ce Savoir a des propriétés intéressantes pour l’exercice du pouvoir démocratique, mais il est basé sur des principes qui ne doivent rien à ce pouvoir là. Toujours plus complexe, il ne peut être acquis, détenu, augmenté et diffusé que par des lettrés, qui ne peuvent former qu’une partie limitée de la population, quel que soit son zèle.  Un peuple qui prend comme référence commune une telle loi et une telle obligation démocratique doit s’assigner la lourde charge de faire partager ce savoir avec la multitude[1]. Et la caste des lettrés est toujours tentée de retomber dans la pratique ésotérique et égoïste de ses connaissances.

Cette situation se produit à plusieurs reprises. Elle est illustrée par la civilisation romaine, les dieux et le pouvoir sont à Rome, la science est à Alexandrie.

Le film d’Amenabar illustre la prise du pouvoir par une société nouvelle plus généreuse plus fraternelle et « plus démocratique ». Mais les savoirs et les raisons qui y ont cours ne sont pas ceux des lettrés. Ils sont ceux de chacun, ou ceux du plus grand nombre. Cette société  est fondée sur l’idée que toutes les questions que nous pouvons formuler doivent posséder une réponse unique. Si cette réponse nous échappe c’est la preuve de la nécessaire existence d’un savoir supérieur, celui d’un dieu, Dieu, lui-même nécessairement unique. Ce savoir de référence est au dessus de tout soupçon, il est insondable et inintelligible au commun des mortels. Toute interrogation sur la constitution du monde, donc sur l’œuvre du créateur devient, hors du clergé, une mise en doute sacrilège. Le commerce de l’inconsistant s’installe pour des siècles.

Le monothéisme des juifs a été combattu par Rome en tant que fondement de l’irrédentisme juif.  Celui des chrétiens, plus universel, a d’abord été combattu à cause de son intolérance à l’égard du polythéisme indispensable à l’empire avec sa fédération de peuples divers… Mais Rome vit de l’exploitation de ses esclaves et du pillage des peuples conquis. Or l’espoir d’un partage équitable des avantages de cette civilisation s’effrite.

Le christianisme apporte opportunément un soutien inespéré.  L’unicité divine implique une fusion hardie d’observations contradictoires. Et surtout, elle est assortie d’un message qui peut faire accepter aux populations les conditions les plus misérables dans ce monde d’« ici-bas », en les assurant d’une  récompense dans l’autre, pour l’éternité. C’est un marché autrement prometteur pour un empire toujours menacé par ses mercenaires et par ses clients.

Non ! Le film d’Amenabar ne s’égare pas dans les considérations ci-dessus. Elles me sont personnelles. Il n’essaie pas non plus de rouvrir un procès. Les faits essentiels qu’il rapporte sont avérés, et présentés tels que les historiens les admettent aujourd’hui.  Il montre bien les fondements de la récupération idéologique de cet évènement. Hypathia est morte parce qu’elle était une femme (désirée par les hommes ? enviée par les femmes ?) qui cultivait des vertus interdites aux femmes par la nouvelle religion et par une certaine tradition des autres ? Parce qu’elle a fait l’objet d’un appel à la lapidation ?  Parce qu’elle était politiquement influente ? Pour affaiblir le gouverneur ?
En fait les raisons que j’évoque ici sont surtout celles pour lesquelles aujourd’hui ce malheureux martyre est évoqué.

Le combat de deux civilisations n’est pas un débat académique. La société antique est attaquée à son talon d’Achille : sa capacité à faire partager ses vérités et ses références par tous les citoyens. Même avec une science  par nature « exotérique », la participation effective de chaque citoyen à tous les débats scientifiques est un projet inconcevable si on le prend au pied de la  lettre, au sujet de chaque individu. Tandis qu’une vérité déclarée une bonne fois unique, universelle et insondable laisse toute sa place à la direction des affaires par les détenteurs officiels du mystère.

Amenabar présente avec un soin méticuleux les deux formes de prosélytisme, les deux systèmes didactiques, celui d’Hypathie et celui d’Ammonios.  Tandis qu’Hypathia mobilise tous les ressorts pédagogiques d’un enseignement presque moderne, Ammonios acculture Davus, l’esclave d’Hypathie aux pratiques sociales de sa communauté : distribution de pain, soin aux malheureux, harangues et prières…  Il nous montre en détail comment et pourquoi Ammonios gagne irrésistiblement l’adhésion de Davus, pourtant si bon élève d’Hypathia.  Avec un soin, une justesse et une habilité remarquable l’auteur oppose à cette victoire inéluctable, ce qui va disparaître pour dix siècles, l’intérêt de la culture occidentale pour les débats scientifiques.

C’est la place insolite donnée dans ce film à l’exposé détaillé et précis des démarches intellectuelles et des raisonnements qui ont conduit l’humanité à expliquer le mouvement des planètes qui m’a surpris et charmé. Je me garderai de faire des hypothèses sur ce qu’Amenabar à voulu faire. Ce sont là des réflexions toutes personnelles. Mais je répète que j’ai été surpris et  charmé par l’importance et la justesse des séquences consacrées à des questions de Science et d’Enseignement. Cette audace rarissime, à une époque où la culture de masse ne fait aucune place dans ses magasins à des ouvrages scientifiques même de vulgarisation,  m’a conduit à entreprendre une analyse plus précise des procédés didactiques évoqués dans ce film que je réserve à mes amis didacticiens des mathématiques.

Un commentateur n’a pas hésité à avertir sournoisement ses lecteurs que l’auteur de ce film s’égarait dans des digressions fumeuses et déplacées dans un péplum. Oui ! Il y a un nu dans ce film, celui, splendide, de l’actrice Raquel Weisz. Mais elle incarne si remarquablement Hypathia qu’elle  arrive à exprimer par tout son corps, toute la chasteté, l’humilité et l’innocence du personnage.

Ce commentateur m’a donné envie de dire mon admiration pour la réussite d’Amenabar dans l’exercice rare de la présentation raisonnable, respectueuse et passionnante d’un évènement didactique.

Guy Brousseau

lire sur ce site l’article :  » RĂ©flexions sur les Ă©pisodes didactiques prĂ©sentĂ©s dans « Agora » d’AmĂ©nabar   cliquer RĂ©flexions-et-notes_sur_Agora


[1] Voir sur ce site dans Travaux classés par années (1968) « Structures culturelles de la société industrielle et de l’éducation »