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Dossier n°1 « Obstacles Epistémologiques »

Mardi 14 septembre 2010   

Premières découvertes des Obstacles épistémologiques et didactiques, en Mathématiques 2010

Note : Le présent article commente et replace dans leur contexte historique et scientifique les quatre textes anciens suivants :
- Les obstacles épistémologiques et les problèmes en mathématiques 1976
- Les obstacles épistémologiques et la didactique des mathématiques 1989
- Obstacles épistémologiques, conflits sociocognitifs et ingénierie didactique 1989
- Les obstacles épistémologiques, Problèmes et Ingénierie didactique 1998

En « feuilletant » rĂ©cemment un site très frĂ©quentĂ© sur le web, j’ai remarquĂ© qu’en voulant donner une dĂ©finition trop concise et trop gĂ©nĂ©rale du concept d’ «obstacle Ă©pistĂ©mologique » les auteurs de l’article se sont beaucoup Ă©loignĂ©s du sens initial exprimĂ© par G. Bachelard. La notion d’ « obstacle didactique » n’est guère mieux traitĂ©e. Ma classification des obstacles rencontrĂ©s dans l’enseignement, suivait leur origine (origine Ă©pistĂ©mologique : inscrit dans l’histoire et dans la culture, origine didactique consĂ©quence d’une idĂ©ologie pĂ©dagogique, et origine ontogĂ©nĂ©tique, typique d’une Ă©tape du dĂ©veloppement) pour diffĂ©rentier leur traitement. Ils deviennent des propriĂ©tĂ©s des composantes du système  (Ă©pistĂ©mologique : propre Ă  la tâche d’apprentissage ; ontogĂ©nique: propre aux facultĂ©s de l’apprenant ; didactique : propre au choix des apprenants dans leurs actions) ce qui est très diffĂ©rent.
Etablir des définitions courtes qui étendraient la notion d’obstacle épistémologique à l’ensemble des connaissances enseignées est au dessus de ma compétence, mais j’ai pensé qu’il pourrait être utile de remettre mes textes à la disposition des lecteurs. Il y en a quatre.  C’est peu, et de plus, ils se répètent passablement[1]. Finalement, seulement trois textes sur les quatre sont sensiblement différents.
Je ne souhaite pas réécrire ou corriger ce qui a été publié. Par contre il m’a semblé qu’un lecteur pourrait être curieux de savoir :

- dans quelles conditions j’ai été amené à vouloir mettre une partie de mes travaux de 1964 à 1976 sous l’égide des réflexions de G. Bachelard, que j’avais en fait ignorées jusqu’en 1976, bien longtemps après leur publication (1938)

- et pourquoi il fallait identifier et montrer des obstacles épistémologiques en mathématiques.

Je limiterai mon ambition, pour l’instant, à ce projet. La preuve des thèses avancées dans ces articles se trouve surtout dans les travaux des chercheurs qui ont publié dans leur thèse ou dans leurs mémoires nos hypothèses et les résultats de nos observations et auxquels nous renvoyons les lecteurs.  Dans un prochain texte il me semble que je pourrai alors comprendre pourquoi les obstacles en mathématique sont passés inaperçus, et pourquoi leur reconnaissance est une des clés essentielles pour concevoir un apprentissage et un enseignement des mathématiques plus efficace.

L’enseignement des nombres au CP, en France dans les années 60.

En 1960, et depuis la nuit des temps, l’enseignement des premiers nombres semble condamnĂ© Ă  suivre les règles dont Zermelo a fait une axiomatique. Les professeurs commencent par « les deux premier nombres » : 0 et 1 qu’ils illustrent de diverses façons, puis enseignent la rĂ©citation de la comptine et son usage pour compter en commençant par 2 illustrĂ© pendant une semaine, en continuant la semaine suivante par 3, et ainsi de suite. L’exploration des propriĂ©tĂ©s des collections de pouvoir ĂŞtre disposĂ©es ou non, dĂ©composĂ©es ou non, de diverses manières accompagnent cette « progression » oĂą chaque pas se charge Ă©videmment de la rĂ©vision et de l’emploi des acquisitions prĂ©cĂ©dentes. Le rythme d’un nombre et d’un chiffre nouveau par semaine se maintient, grâce Ă  l’amĂ©lioration des performances obtenues par la rĂ©pĂ©tition d’exercices ritualisĂ©s. La liste des symboles de nombres s’allonge et on s’enhardit mĂŞme Ă  Ă©crire des formules comme 3 + 4 = 7. Elles ne peuvent manifestement prendre qu’un sens faux du point de vue mathĂ©matique (le signe Ă©gal n’y reprĂ©sente pas une relation symĂ©trique) mais peu importe, « tout ce qui entre fait ventre ». Professeurs et Ă©lèves  arrivent ainsi Ă  10 au dĂ©but janvier. Ils doivent commencer une Ă©tude de la numĂ©ration de position pour expliquer l’écriture du nombre dix avec deux signes. Cette Ă©tude se poursuit pĂ©niblement pendant près de deux mois sur ce premier et seul exemple, rĂ©pĂ©tĂ© Ă  propos de chaque nombre de la deuxième dizaine et Ă  travers les difficultĂ©s (onze, douze…) malheureusement  maintenues par respect de la coutume. Les enfants ne commencent Ă  comprendre l’usage de ces groupements par 10 qu’avec la rĂ©pĂ©tition du processus pour les nombres de 20 Ă  69 de sorte qu’à Pâques tous les espoirs semblent permis. Tout se complique ensuite pendant deux mois avec les très honorables reliques des numĂ©rations anciennes Ă  base vingt. De soixante et onze Ă  quatre vingt dix neuf les enfants doivent apprendre qu’il faut parfois Ă©peler quatre noms de chiffres dont aucun ne figure dans l’écriture du nombre qu’on veut Ă©crire et lequel n’en comporte que deux, diffĂ©rents des quatre premiers… Accessoirement, les parents et les professeurs tiennent – bien Ă  tort Ă  mon avis – la vitesse avec laquelle les enfants se sortent de ce petit labyrinthe comme une indication prĂ©cieuse sur leur « capacité » Ă  accĂ©der plus tard Ă  des Ă©tudes longues.  Ainsi l’annĂ©e est consacrĂ©e Ă  la connaissance des nombres jusqu’à 100, de leur dĂ©nomination, de leur ordre, et de leurs sommes et diffĂ©rences « élĂ©mentaires » (celles de la table).

Les conditions d’une étude objective

Porté par le puissant courant de remises à jours des connaissances qui, dans tous les domaines, irrigue les années 50, et profitant de la bourse de 27 mois accordée par le gouvernement à tous les jeunes gens de ma classe militaire, j’ai essayé d’identifier les difficultés des élèves, les points choquants des pratiques traditionnelles, vis-à-vis de nos connaissances mathématiques et psychologiques nouvelles. J’ai essayé aussi de comprendre sans préjugés ce qui pouvait « justifier » ou rendre nécessaires les pratiques des enseignants, sans commencer par vouloir les juger. Les maîtres que j’avais eu la chance d’observer et de devoir imiter pendant mon année de formation à divers niveaux scolaires étaient les héritiers d’une tradition sophistiquée constamment repensée et améliorée. Ils étaient dévoués, rigoureux et méticuleux.
Certes, ils étaient des modèles, et la plupart de leurs élèves étaient loin de pouvoir les imiter vraiment avant d’avoir pénétré eux-mêmes pendant plusieurs années les secrètes raisons et les arcanes des pratiques les plus  raisonnables qui leur avaient été montrées.
Pourtant à leur contact, je m’étais convaincu qu’il est aussi inutile d’attendre de bien meilleurs résultats de la diffusion de leurs « pratiques » et de la « qualité individuelle» des instituteurs, qu’il l’aurait été de vouloir améliorer la santé commune par un programme d’amélioration des comportements des médecins à l’image « des meilleurs d’entre eux ». La culture commune qui fonde la légitimité de leur action devait être irriguée et adaptée par des recherches scientifiques directement centrées sur l’objet des enseignements.

Observations et contre exemples

L’introduction classique d’une « connaissance nouvelle » dans le rĂ©pertoire des Ă©lèves consistait Ă  « la montrer », ou Ă  la dĂ©finir, ou Ă  l’intĂ©grer dans une action « montrĂ©e », Ă  la faire reproduire dans des cas similaires, Ă  l’expliquer ensuite (c’est-Ă -dire la justifier après coup). Or il Ă©tait concevable de choisir des conditions plus rĂ©alistes oĂą cette connaissance serait indispensable pour satisfaire un but ou un usage compris par l’élève, et oĂą il pourrait l’imaginer sans qu’il soit besoin de la lui enseigner prĂ©alablement.

a) Les enfants ne peuvent pas comprendre « 1 » comme un nombre avant d’avoir utilisé des nombres plus grands, et à fortiori « 0 » sans avoir une certaine habitude d’indiquer les cardinaux de diverses catégories d’objets et de devoir le faire pour une catégorie vide.

b) A l’époque, dans nos sociétés, les enfants de six ans savaient déjà compter jusqu’à 5 et beaucoup savaient écrire leur signe. Il m’aurait semblé plus naturel (au sens de C.Freinet) d’en prendre plusieurs en même temps et de les utiliser ensemble dans des activités pertinentes comme il était d’usage de le faire en lecture. Au lieu d’être centrée sur la mémoire des algorithmes à apprendre, j’imaginais que les relations mathématiques de ces nombres pouvaient donner lieu à des histoires plus variés et à des « exercices » plus intéressants pour les élèves, des exercices centrés sur les propriétés du savoir à apprendre plutôt que sur les capacités de l’apprenant.

c) Les nombres de 6 à 10 présentaient au contraire des difficultés nouvelles qui culminaient avec le nombre 7.

J’avais remarqué que dans les méthodes classiques d’introduction des nombres (un par un et dans l’ordre de la comptine), les premières difficultés importantes pour certains élèves commençaient avec le nombre 7.  On savait que le nombre 7 présente la particularité d’être à la charnière de deux domaines : la représentation directe, la représentation composée. La psychologie avait montré que l’esprit humain a des difficultés à traiter directement et individuellement des collections d’idées trop nombreuses. Au delà de 7, il doit les structurer : les hiérarchiser, les regrouper etc.

Note : Cette difficulté était reconnue à l’époque. Le fait est attesté par le succès d’une méthode que j’avais vu appliquer. Cette méthode utilisait un univers intermédiaire en base 5. Des points disposés dans une case de « domino » de façon spécifique et immuable représentaient des collections de 1 à 5. Les nombres de 6 à 10 étaient représentés par les deux cases d’un domino : par exemple le domino (5 ;1) représentait 6. Le domino (5 ;2) représentait 7 et ainsi de suite jusqu’à (5 ;5) . Il est clair que cette méthode facilitait la reconnaissance des nombres (pas celle de leur écriture canonique) par les procédés de « reconnaissance globale » qui avaient fait le succès de la connaissance des petits nombres. Mais ces progrès ne valaient plus pour les nombres plus grands.

Ainsi il la difficulté de la connaissance et de l’usage des nombres croît avec la taille des collections qu’ils mesurent (on s’en serait douté), cette difficulté est l’effet de la complexité croissante de ces connaissances, et elle se résout par l’utilisation de méthodes différentes de reconnaissance, de traitement, d’usage… par exemple directement, comme somme, ou comme produit. Avec la connaissance des nombres jusqu’à 5, le somme ne permet guère d’aller au-delà de 10. Si on s’intéresse aux sommes de deux dominos, voir que [7 ; 6] est le même nombre que [10 ; 3] demande des efforts notables. Conclusion : la difficulté dépend de la taille des nombres et des propriétés mathématiques qui permettent de les manipuler.

Des nombres voisins peuvent relever de la même méthode mais cette croissance n’est pas linéaire, elle peut augmenter plus ou moins rapidement suivant les techniques utilisées. *

Le rĂ´le des erreurs

Les méthodes classiques d’enseignement sont arc-boutées contre les erreurs que les élèves pourraient produire, reproduire et apprendre. Elles considèrent que tout ce qui est enseigné doit être appris, ou plutôt qu’il ne faut enseigner que ce qui doit être appris. Il est de la responsabilité du professeur de corriger immédiatement toute erreur commise par un élève. L’idée que l’erreur serait l’indice d’un mauvais fonctionnement de la  pensée et qu’elle doit être éradiquée dès qu’elle apparaît ne peut s’appliquer qu’a la relation didactique, où quelqu’un est présent et est supposé savoir déjà quelle est la vérité. Dans la pensée mathématique créatrice, personne ne peut dire immédiatement au chercheur si une pensée est exacte ou non. Il peut même arriver qu’il ne soit pas conscient qu’une certaine pensée guide ses réflexions et c’est souvent après coup qu’il découvre les causes de ses errements momentanés.  La pensée mathématique naturelle ne peut pas éliminer toutes les erreurs à leur naissance. Au contraire un travail de retour, « de repentir » est indispensable. Et les leçons que l’on tire de l’éradication des erreurs ont pour objet de nous éviter de les répéter, mais non pas d’éliminer toute possibilité d’erreur.

L’idée que toute erreur serait exclusivement celle du sujet qui la commet, conduit à des comportements didactiques tout à fait inappropriés. L’erreur fait partie des risques de la pensée et des moyens d’établir la vérité et elle est bien plus attachée aux conditions du travail qu’à la  personnalité de ceux qui l’effectue. Le fait que très souvent la dénonciation d’une erreur ou d’une ignorance soit le résultat de l’action d’un seul sur un point où des dizaines d’autres n’ont rien vu donne évidemment du crédit à cette représentation glorieuse de la pensée juste individuelle contre l’erreur commune[2].

Le saut de complexité

L’idée m’est alors venue que l’effort pour prolonger une technique dans un domaine où elle devient de plus en plus coûteuse peut être économisé. Puisqu’il est fatal de devoir changer de méthode, ne vaudrait-il pas mieux proposer directement le problème dans des conditions où la nouvelle méthode s’imposera plus facilement et où la tentation de prolonger l’ancienne sera visiblement décourageante. Autrement dit, pourquoi ne pas poser aux élèves des problèmes de comparaison et d’identification de nombres soudain sensiblement plus grands que ceux qu’ils connaissent déjà. Désigner, reconnaître, comparer, ranger, présenter des collections comprises entre10 et 15  objets alors qu’on ne dispose que des nombres jusqu’à cinq permettra de donner aux nombres que l’on connaît un rôle et un usage dans la détermination de ceux que l’on apprend. C’est l’idée de ce que j’ai appelé plus tard « un saut de complexité ou saut informationnel ». Il peut être énoncé de la façon suivante.

ConsidĂ©rons un mĂŞme problème mathĂ©matique – par exemple la rĂ©solution d’un système d’équations linĂ©aires Ă  n variables rĂ©elles- . Pour chaque valeur de n, il existe une ou plusieurs mĂ©thodes de rĂ©solution : par exemple,
- pour n= 2, la méthode de substitution, la méthode d’égalisation des expressions d’une même variable, la méthode d’addition après multiplication par un nombre convenable, la méthode graphique.
- pour des valeurs de n plus grandes il existe des solutions plus sophistiquées comme la méthode d’élimination de Gauss, la méthode des déterminants, la méthode de Jordan…

Pour chaque méthode et pour chaque valeur de n ; il peut être attribué un coût global de l’utilisation de chaque méthode (coûts de l’apprentissage et d’un usage déterminé). (Ces coûts peuvent être calculés en combinant diverses composantes telles que le nombre d’opérations élémentaires nécessaires, le nombre de paramètres à garder provisoirement en mémoire entre deux opérations, la complexité du système de résolution mobilisé à chaque étape de la résolution etc.)[3]. Pour chaque valeur de n, les différentes méthodes utilisables sont ordonnées par leur coût. Il en existe une minf(n) dont le coût global est le plus faible. L’ensemble des points (n) sur lesquels cette méthode reste la plus économique constitue sa zone de meilleure efficacité.

Le coût global correspondant aux valeurs de n de cette zone ne présente qu’un faible avantage par rapport à celui des méthodes concurrentes (par exemple près de sa frontière si elle existe).

L’hypothèse du saut informationnel avance que ces points ne sont pas favorables à « l’apprentissage de la méthode m,  que le point le plus favorable serait celui, s’il existe, où cet avantage est maximum, et par conséquent que le saut d’une zone de meilleure efficacité à une autre « devrait être » plus économique que l’apprentissage par valeurs proches les unes des autres.

Il fallait trouver empiriquement au moins un exemple appartenant au domaine de validité de cette hypothèse qui semblait contredire beaucoup de pratiques et d’idées reçues en éducation.

Avec ce travail commence l’étude des caractéristiques des situations et des difficultés qu’elles posent à ceux qui veulent les résoudre, directement ou bien avec l’aide de différentes méthodes ou de connaissances acquises précédemment. Les modèles et les méthodes de ces études vont fournir les bases de la théorie des situations mathématiques utilisées dans l’enseignement.Ainsi les difficultés rencontrées  par les enfants de 6 ans avec le nombre 7 vont me conduire à l’étude des obstacles épistémologiques en mathématiques.

La manifestation  de ces conceptions et les mathématiques « modernes ».

Les conséquences de ces réflexions sont visibles dans mon petit ouvrage publié en1965[4]. Il est destiné aux professeurs du cours préparatoire. Il s’agit de leur présenter – sous forme d’un manuel fictif – des suggestions susceptibles de répondre aux difficultés que j’avais décelées (bien plus nombreuses que celles que je viens d’évoquer ci-dessus).

a)      1 et surtout 0 sont reportés après, loin dans le curriculum. Les nombres 3, 2, 4 et 5 sont introduits dans cet ordre et pratiquement en même temps, la répétition rituelle des exercices de présentation, d’illustration, de comptage et d’énumération nombre par nombre est en partie supplantée par des expériences sur les propriétés mathématiques et la structure des nombres ou sur la manipulation des collection. Dans les 37 premières pages, ce sont les relations entre ces nombres (ordre et opérations) qui sont mises en évidence et qui les font se distinguer les uns des autres. Du point de vue sensori-moteur, ces petits nombres peuvent être en effet compris et utilisés à peu près de la même façon, dans des activités similaires.

b)      Immédiatement après, ce sont des quantités de 10 à 15 qui arrivent. Elles ne peuvent pas être reconnues et comparées de la même façon que les petites. Elles doivent être identifiées, reconnues, comme sommes des petits nombres (qui trouvent là à la fois un usage et un véritable terrain d’apprentissage). Les comparaisons de sommes sont l’occasion  de mettre en œuvre et d’apprendre leurs propriétés mathématiques en comprenant leur rôle. L’écriture et le nom canonique des nombres plus grands seront  appris de la même façon, par l’usage.

De nombreux principes qui semblaient intangibles n’y sont plus, à l’évidence, systématiquement mis en avant. Au contraire, ce sont les propriétés et les structures des nombres qui sont l’instrument de l’apprentissage du nombre et de ses diverses représentations et écritures.

Il est important de bien remarquer que ces structures mathématiques ne sont pas des objets d’enseignements explicites mais des moyens. Ce sont des liens, indispensables pour apprendre et comprendre les nombres et leurs opérations. Pour éviter l’emploi des termes mathématiques dans un environnement qui ne les requiert pas pour les élèves et qui ne les requiert pour les professeurs que pour comprendre ce qu’ils font (mais pas pour le dire) aucun terme n’apparaît dans les évocations des activités des professeurs ni a fortiori des élèves. Les repères sont seulement dans la table des matières, sans références.

Ainsi, à ce niveau, les relations mathématiques qui lient les nombres sont l’instrument implicite de leur  étude. Elles s’inscrivent implicitement dans leur signification par leur rôle.

Cette utilisation profonde et discrète des mathématiques modernes n’aura qu’un succès d’estime dans une communauté encline à ne considérer comme susceptible d’être enseigné que ce qui est explicité et écrit, et à croire que tout ce qui est écrit peut être un objet d’enseignement.

La réanimation d’un concept fossile au cours de l’expérience d’enseignement des nombres rationnels.

Les études de cette approche de l’enseignement des mathématiques par l’organisation de situations et de curriculums fondés sur des études ergonomiques se développent de 1965 à 1975. Etudes expérimentales, organisations théoriques, extension aux curriculums relatifs aux mathématiques considérées comme des bases culturelles communes et nécessaires[5], expérimentations à l’école Michelet dans le cadre du COREM… Toutes ces études portent les traces de la mise en œuvre des mêmes principes.

Par exemple en 1976, le journal de la classe du CM2[6] rapporte une introduction des rationnels déjà bien rodée depuis trois ans. La mesure de l’épaisseur des feuilles de papier conduit à la définition des commensurations : « La mesure de A est 3/7 U » exprime qu’ « il faut 7 A pour égaler 3 U ». La fraction 3/7 est la mesure obtenue par le partage de l’Unité en 7 sous unités égales, la mesure de A avec cette sous unité étant 3.  Les deux concepts sont mathématiquement équivalents mais n’ont pas les mêmes propriétés[7] dans toutes les situations. Passer de l’un à l’autre ne constitue pas un saut de complexité mais un saut qualitatif, épistémologique. Il est même évident que pour les professeurs, raisonner en terme de commensuration avec leurs élèves alors qu’ils pensent depuis l’enfance ces questions en termes de fraction leur créée de vraies difficultés. Cette phase est heureusement transitoire. L’étude des commensurations suit l’introduction de la conception mathématique moderne des rationnels mais la culture est différente. Pour que les élèves arrivent à une pratique des concepts habituels avec une connaissance mathématique satisfaisante nous devons ajouter une phase d’étude de la mesure de différentes grandeurs afin de faire apparaître la notion de fraction. Avec Mr Ratsimba-Rajohn nous étudions les difficultés de passage d’une conception à l’autre.

C’est vers cette époque que mon ami de jeunesse, et fidèle collaborateur Gilles Dumas[8], observateur assidu des classes de Michelet, passionné par nos expériences m’a confié :

«  Ton truc de saut de complexité d’un concept à un autre me fait penser aux obstacles épistémologiques de G. Bachelard ».

Les obstacles épistémologiques et les mathématiques

a) Ce concept a été introduit par Gaston Bachelard. Il n’en donne pas une définition concise, mais il lui consacre un livre entier (1938) dans lequel il en donne de nombreux exemples précis, tirés de l’histoire de la Physique.

Ces exemples sont : l’expérience première, la connaissance générale comme obstacle à la connaissance scientifique, la métaphore de l’éponge (obstacle verbal) et l’abus des images familières, la connaissance unitaire et pragmatique, l’obstacle substantialiste, le réalisme, l’obstacle animiste, le mythe de la digestion, … la connaissance objective, la connaissance quantitative.

La lecture de l’ouvrage de Bachelard a été pour moi un enchantement et une révélation. Oui, ce que j’avais pu imaginer à partir d’autres sources (Piaget par exemple) ou observer moi-même correspondait bien au processus qu’il rendait évident. Ses descriptions détaillées et son vocabulaire imagé étaient tellement plus convaincants que mes propres réflexions. L’histoire des mathématiques et la pensée mathématique, telles que je les connaissais pourraient bien procéder de façon similaire, par bonds. Je donnerai plus loin notre interprétation de ce que Bachelard entend par obstacles épistémologiques, mais il faut d’abord expliquer pourquoi il nous est apparu important d’obtenir le droit de nous référer à lui

b)      Pourquoi Bachelard avait-il précisé que ces phénomènes ne peuvent pas se produire en mathématiques, alors que j’avais l’intuition – et des exemples – du contraire ?

Etait–il tellement convaincu par les thèses de Poincaré et par l’opinion des mathématiciens et des philosophes de l’époque qui concevaient la progression de la pensée mathématique effective sur le modèle de la construction déductive des textes standard ? Ou simplement ignorait-il comment elle fonctionne en amont de la rédaction de ses résultats ?

Il est certain que les textes de mathématiques sont constitués des preuves « formelles » qui, si elles sont « valides », le restent dans le même contexte, quelle que soit l’évolution ultérieure des mathématiques. Mais les textes mathématiques ne sont pas uniquement composés de textes standard, et tout ce que pensent les mathématiciens n’est pas écrit. Tous les énoncés qu’ils considèrent et qui ne sont pas des théorèmes ne sont pas clairement pour eux des hypothèses bien formées. Et parmi les croyances et les intuitions qu’ils manipulent, toutes ne sont pas des erreurs individuelles. Beaucoup sont partagées et elles deviennent ainsi des façons de connaître une notion, attachée à une époque et à une culture. Le mathématicien Thurston a décrit la façon dont fonctionnait sa communauté mathématique. La façon dont il été conduit à abandonner un champ de recherches qu’il dominait sans partage, montre l’importance des facteurs humains et collectifs[9].

Quoiqu’il en soit, pour que nos travaux puissent bénéficier de l’appui de sa découverte il fallait montrer qu’il existait aussi des obstacles en mathématique et dans l’enseignement. Et pour cela donner une définition de travail ou plus précisément un « modèle » de ce qu’est un obstacle épistémologique selon Bachelard.

Les obstacles épistémologiques

Voici l’ensemble des caractéristiques communes à tous les exemples donnés par Bachelard dans son ouvrage, que nous avons relevé (1976, 1989) afin de pouvoir éventuellement identifier des obstacles « épistémologiques » en mathématiques. Bien sûr il s’agit d’un modèle de la pensée de Bachelard mais il permet de discuter les risques d’erreurs de notre interprétation.

a. Un obstacle épistémologique est une connaissance, un savoir ou une conception mais pas une difficulté, une question, ou un manque de connaissances

b. Cette connaissance procure des réponses « adaptées » à un certain contexte assez familier (sinon elle n’aurait pas existé).

c. Mais hors de ce contexte elle engendre des erreurs, des réponses « évidentes » mais fausses, des contradictions…

d. La seule solution doit être l’abandon de cette connaissance, même dans le domaine où elle était en usage, et son remplacement par une autre plus appropriée.

e. Ce remplacement est difficile à cause de la persistance des avantages que l’obstacle avait procuré.

f. Il ne suffit pas de posséder une connaissance meilleure pour que celle qui faisait obstacle disparaisse, il faut l’identifier, la renier explicitement et incorporer sa négation aux connaissances nouvelles.

g.  Néanmoins elle tend à réapparaître de façon intempestive et opiniâtre.

Exemple
L’histoire a conservé des traces d’un grand nombre de concepts fossiles. Par exemple la dénomination des quantièmes d’une fraction s’exprime à l’aide d’un rang : « trois cinquièmes » Cette formulation provient d’une très ancienne façon de réaliser des quantièmes. Pour prendre le 1/5 d’une collection de pommes par exemple, on les aligne, on met les quatre premières dans un panier, la cinquième dans un autre et on recommence. C’est aussi le principe de la décimation : pour affaiblir l’ennemi, le vainqueur décapite le dixième de l’armée ennemi. On comprend pourquoi il est difficile d’admettre qu’on puisse prendre « deux » dixièmes ! Cette conception des quantièmes de l’unité rend plus difficile la compréhension ou l’usage de numérateurs plus grands que 1. Elle lui ferait obstacle dans la mesure où elle présenterait tous les caractères énumérés ci-dessus. Elle fait certainement obstacle à l’idée de retirer 1/7 d’une collection de 4 objets.

La dĂ©cimation n’est pas un concept faux – du moins du point de vue mathĂ©matique – c’est une pratique. Par contre son assimilation avec notre concept de division est une erreur, un anachronisme. Le fait de considĂ©rer deux opĂ©rations aussi diffĂ©rentes que la division euclidienne et la division dans les rĂ©els comme une mĂŞme opĂ©ration et de leur donner le mĂŞme nom dans l’enseignement Ă©lĂ©mentaire fait apparaĂ®tre des difficultĂ©s qui ont les caractères d’un obstacle Ă©pistĂ©mologique[10].

Ce petit exemple montre comment fonctionne un obstacle épistémologique en mathématique.

Un obstacle au sens de Bachelard fait avancer la science ou au moins l’esprit scientifique. Il fallait donc chercher des obstacles en mathématiques en amont des grandes avancées spectaculaires.

Obstacles d’origines diverses et enseignement

En didactique l’origine des obstacles est essentielle. Un obstacle d’origine épistémologique est consubstantiel à la notion étudiée. Il ne peut pas être évité. Il faut en prendre conscience et l’éliminer par une compréhension différente. Un obstacle ontogénétique provient d’une particularité d’un état du développement mental d’un être humain, il disparaît spontanément au cours du développement.

Un obstacle d’origine didactique peut (doit) être évité. A priori il n’a pas de valeur. Triompher d’une difficulté artificielle n’a pas de vertu épistémologique. Mais il peut arriver que la mise en scène didactique de l’introduction d’un nouveau savoir recourre avec succès à la simulation d’un obstacle pour mettre en valeur une idée.  Faire d’un curriculum un parcours d’obstacles gratuits serait certainement une erreur.

Connaissances, savoirs et obstacles

Les obstacles dont parle Bachelard ont le même statut social que les savoirs. Ce sont des croyances mais des croyances formulées, acceptées, partagées jusqu’à ce que leur inadéquation et l’avancement de la pensée les condamne.

En mathématique il est beaucoup plus difficile de trouver des obstacles si on ne considère que les textes

Bibliographie

DUROUX Alain La valeur absolue, difficultés majeures pour une notion mineure. 1982

EL BOUAZZAOUI Habiba. (PhD UniversitĂ© Laval, QuĂ©bec janvier 1988). Co-direction: 50%: « Conceptions des Ă©lèves et des professeurs a propos de la notion de continuitĂ© d’une fonction. » Situation actuelle: Professeur Ă  l’E.N.S. de Rabat.

RATSIMBA-RAJOHN Harisson   Contribution Ă  l’Ă©tude de hiĂ©rarchie implicative. Application Ă  l’analyse de la gestion didactique des phĂ©nomènes d’ostension et de contradictions. 1992


[1] J’ai d’ailleurs omis le texte publié en 1983 dans RdM, il est presque identique à celui de 76 qui était passé inaperçu et il est repris dans mon livre de 1998 !

[2] M. H. Salin Le rĂ´le de l’erreur dans l’apprentissage des mathĂ©matiques Ă  l’Ă©cole primaire (DEA 1976).

[3] Voir le chapitre « Économie et Ergonomie du calcul » dans le COURS 2010, à paraître

[4] G. Brousseau « Les mathématiques du Cours Préparatoire, DUNOD, 1965 qui sera mis sur ce site plus tard.

[5] consulter le dossier « direction de travaux » sous l’onglet « biographie » de ce site

[6] Il s’agit du cahier où Nadine Brousseau notait ses préparations de classe au jour le jour. Elle y reprenait les fiches préparées en commun et les aménageait en fonction du déroulement réel de ses leçons.

[7] Voir le diaporama et le texte 2010 sur les rationnels et les décimaux dans le COURS 2010

[8] agrégé de philosophie, maître assistant à l’Université Bordeaux 2

[9] William P. Thuston « On proof and progress in mathematics » Bulletin of AMS, vol 30, number 2, April 1994

[10] Guy, Brousseau, Représentations et didactique du sens de la division , Didactique et acquisition des connaissances scientifiques, Actes du Colloque de Sèvres Mai 1987, la pensée sauvage éditions p.47-64  1988