Accueil » AnnĂ©es 2005 Ă  2010 » Chroniques » Chronique 1 « On est bons ! »

Chronique 1 « On est bons ! »

Vendredi 20 aoĂ»t 2010   

A l’occasion du congrès quadriennal des mathĂ©maticiens du monde entier qui se tient cet Ă©tĂ©, deux sur les quatre mĂ©dailles Fields attribuĂ©es ont Ă©tĂ© obtenues par des chercheurs Français. Le nombre de mĂ©dailles Fields « françaises » est ainsi portĂ© Ă  11 sur 55 attribuĂ©es en tout depuis l’origine de cette rĂ©compense en 1936. La France occupe le deuxième rang derrière les Etats-Unis. De plus le Prix Gauss, l’un des trois autres grands prix attribuĂ©s cette annĂ©e (les 2 autres sont le Prix Chern Ă  Louis  Nirenberg, et le Prix Nevanlinna Ă  Daniel Spielman.), a Ă©tĂ© attribuĂ© Ă  un autre français (Yves Meyer).  Serait-il incongru, Ă  cette occasion, de rapprocher ces rĂ©sultats d’un autre Ă©vènement ?  Notons qu’il existe aussi le Prix Abel, qui correspond mieux au Prix Nobel que la mĂ©daille Fields, puisqu’il rĂ©compense l’œuvre entière accomplie par un mathĂ©maticien. Il avait Ă©tĂ© prĂ©parĂ© en 1902 mĂŞme temps que le Prix Nobel mais la sĂ©paration de la Norvège et de la Suède et les Ă©vènements du 20ième siècle ont retardĂ© le processus jusqu’en 2002. Sur  10 Prix Abel dĂ©cernĂ©s par le Gouvernement de Norvège, 3 mathĂ©maticiens Français ont  Ă©tĂ© distinguĂ©s (Jean Pierre Serre 2003), Jacques Tits (2008 Belgique et France), et Gromov (2009 France et Russie), 5 travaillant aux Etats-Unis, 1 au Royaume Uni, alors que 6 autres pays Ă©taient ainsi reprĂ©sentĂ©s par des chercheurs travaillant dans un des pays prĂ©cĂ©dents.
Dans cette période où les Français sont friands de succès nationaux, la presse constate que la France fait, depuis des années, des efforts considérables pour développer les mathématiques et que ses chercheurs et ceux qu’elle forme sont présents dans toutes les branches sur les questions les plus avancées.  

Le monde des mathématiques espère que ces résultats appelleront de la part du gouvernement (Français) un meilleur soutien pour ses organismes de recherche.

Serait-il incongru à cette occasion de rapprocher ce résultat d’un autre : 

La Commission Internationale sur l’Instruction MathĂ©matique (ICMI) a dĂ©signĂ© elle aussi cette annĂ©e les laurĂ©ats de ses deux prix (qui seront dĂ©cernĂ©s officiellement dans deux ans Ă  SĂ©oul) : le prix FĂ©lix Klein à  Gilda Leder et le Prix Hans Freudenthal Ă  notre compatriote Yves Chevallard. Le prix Felix Klein rĂ©compense « a lifetime achievement » qui rĂ©compense toute la carrière d’un chercheur en matière d’enseignement des mathĂ©matiques. Le prix Freudenthal rĂ©compense « a major cumulative program of research » dans le mĂŞme domaine.

Sur les 8 médailles attribuées par cette Commission depuis 2003, 2 l’ont été à des chercheurs français (Guy Brousseau 2004, Yves Chevallard 2010). Le ratio paraît donc un peu plus favorable pour les recherches en Education Mathématique (1/4) que pour celles en Mathématiques (1/5). Mais il n’y a pas compétition entre les deux domaines, bien au contraire.

C’est parce que la didactique, en France, s’est appuyée sur une école mathématique très forte, dynamique et bienveillante, qu’elle a pu échapper à la tutelle des approches traditionnelles et être assez forte pour résister au retournement de tendance des années 90. Et je veux croire que c’est bien parce que l’enseignement des mathématiques en France, quoique on en dise, a su conjuguer une tradition d’exigences élitaires avec un fort engagement démocratique et moderne que la communauté des mathématiciens a pu s’y enrichir sans cesse de nouveaux talents.

C’est pourquoi je souhaiterais que les deux domaines soient salués ensemble, afin que leurs liens et leurs succès communs soient mieux connus et reconnus que leurs prétendues divergences.  

C’est de la France que le monde attend aujourd’hui ce signal fort car les Etats-Unis, qui tiennent la première place ne peuvent pas faire ce cadeau Ă  l’avenir: l’enseignement des mathĂ©matiques y est un champ oĂą s’affrontent diverses idĂ©ologies populaires et fĂ©roces.  La « Maths War » - la guerre des mathĂ©matiques - y fait rage depuis quinze ans et ses ravages ont eu et ont encore des effets en France. 

La question « serait-il incongru » n’est pas une coquetterie. Dans le public, un silence Ă©trange se fait autour des Recherches en Ă©ducation et spĂ©cialement en mathĂ©matiques. L’enseigement est un domaine très sensible pour le public, donc investi, monopolisĂ© par les mondes  politique, Ă©conomique et mĂ©diatique.  De plus et principalement cette spĂ©cialitĂ© n’entre pas  encore proprement dans l’organisation Ă©pistĂ©mologique populaire. (Illustration ?  Wikipedia recense avec un Ă©clectisme louable une liste “of famous prizes, medals and awards including cups, trophies, bowls, badges, state decorations etc.” qui n’omet guère que la coupe de pĂ©tanque du Sri Lanka, n’a pas pu trouver encore la place pour prĂ©senter nos rĂ©compenses).  Pourquoi ne pas dĂ©sormais Ă©voquer « les sciences mathĂ©matiques » – proposition de J. P. Kahane ancien prsident de l’ICMI -, qui regroupent tout ce qui requiert une comprĂ©hension profonde de la pensĂ©e mathĂ©matique : l’épistĂ©mologie, la logique, l’histoire, la didactique … des mathĂ©matiques.

Alors « on »Â saura en quoi nous sommes bons : en Sciences MathĂ©matiques.

L’approche de la didactique des mathématiques a été renouvelée dans les années 70. Elle se cantonnait jusque-là à un abondant héritage de réflexions philosophiques, à des principes généraux issus d’une rationalité humaniste mais superficielle, et à des pratiques professionnelles diffuses. Les mathématiciens tentaient de la faire profiter de leur expérience, mais ils ne pouvaient proposer que des « textes » de mathématiques, aménagés au gré de leurs opinions. Dès qu’il s’agissait de justifier l’usage de ces suggestions, démunis d’arguments théoriques et expérimentaux solides, ils devaient renvoyer à d’autres, la charge d’interpréter la pensée mathématique des élèves et l’art de l’acquérir ou de la faire acquérir. La psychologie leur paraissait la seule science capable d’étudier la transmission de ce qui était pourtant avec évidence d’abord une culture, un produit de l’Histoire et d’une communauté, plutôt que seulement une manifestation d’activité cérébrale.

Le renouvellement est venu de l’intérêt théorique et expérimental porté directement aux conditions spécifiques dans lesquelles des connaissances mathématiques peuvent être en même temps apprises et enseignées. Ce sont les mathématiciens eux-mêmes qui ont pris cette initiative de considérer qu’ils ne s’intéressaient pas uniquement aux mathématiques et subsidiairement, en  aval, à certaines applications, mais aussi en amont à ce qui alimente leur communauté et la culture mathématique nécessaire à la société toute entière. Ils ont pris conscience qu’il fallait pour cela engager certains d’entre eux dans des recherches spécifiques, scientifiques et expérimentales, propres à conjuguer les apports des autres disciplines, au sein de la communauté de recherche en éducation mathématiques.

Cette démarche entreprise au tout début du 20ième siècle, par Félix Kleinet par de nombreux autres, a abouti à de vastes mouvements auxquels étaient associés tous les enseignants – et finalement toute la population concernée par les mathématiques. Elle a produit aussi un ample corps de connaissances scientifiques originales, appuyées sur des pratiques expérimentales de mieux en mieux appropriées, structurées par des réflexions théoriques amples et consistantes.

Au début du 21ième siècle la communauté mondiale des mathématiciens a reconnu très officiellement ces efforts et leurs résultats.

Guy Brousseau 20 Août 2010.