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Chronique : La gestion des Ă©quilibres fondamentaux en 1954, dans une classe unique (2011)

Vendredi 1 avril 2011   

J’ai pris mon premier poste d’instituteur un matin de janvier dans une commune du Lot et Garonne. Une église solitaire perchée sur une hauteur, une école en léger contre bas, une forge tenue par un forgeron célibataire et une maison isolée habitée par une vieille femme qui faisait aux famille le service de donner aux élèves à midi une assiette de soupe.Je ne me souviens plus des inévitables contacts avec les autorités locales. Ils ont dû être assez brefs car j’étais le 11ième instituteur à me présenter cette année-là depuis le mois d’octobre pour ce poste. Dix remplaçants m’avaient précédé…. Chacun une semaine… avant d’obtenir un poste moins déshérité. J’étais un titulaire, j’allais rester.

Bien plus tard, lorsque les enfants se furent habitués à revoir tous les lundis le même instituteur que le samedi précédent, ils m’apprirent que mon prédécesseur immédiat était resté deux semaines ! … Pas plus, car il avait apporté son fusil dans la classe pour tirer… le meilleur parti de ce que les champs et les bois immenses d’alentour pouvaient lui offrir. Les enfants me racontèrent qu’il avait tiré sur des canards par la fenêtre de l’école!  Les exercices cynégétiques  n’effrayaient pas ces enfants habitués à voir leur père fabriquer ses cartouches sur la table familiale, le soir, et partir de bon matin avec un voisin pour tirer un lièvre trop ambitieux. Mais à l’époque la classe était un sanctuaire… et les canards appartenaient à la voisine.

Les élèves arrivaient de loin par un froid glacial. Les plus proches se levaient tôt et venaient allumer le gros poêle pour que les autres, qui avaient franchi trois ou quatre kilomètres trouvent la classe chaude et accueillante. Ils étaient 33 à parler entre eux de leurs affaires quand je sortis de la classe pour sonner la cloche.  Ils s’approchèrent naturellement, en tirailleurs et gagnèrent leur place nonchalamment, sans cesser de bavarder, répartis par âge, les petits de 5 ans d’abord, près de la porte, les grands de quatorze au fond.  J’étais novice mais eux ne l’étaient pas, les nouveaux instituteurs ne les impressionnaient pas.

Je ressentis la nécessité de leur faire savoir que désormais ils allaient avoir un maître véritable…   Je les fis ressortir, se mettre en rang et regagner leur place EN SILENCE !

Plutôt que de tenter de renouer le fil de leurs activités passées et d’évaluer leurs connaissances  comme le recommanderaient aujourd’hui nos méthodologues, j’entrepris d’inaugurer d’emblée le rite d’une classe unique normale. Je suppose qu’un nouveau curé aurait dit « la messe d’abord, les confessions ensuite »

C’est que la conduite d’une classe unique était la performance extrême de l’enseignement  rationnel classique… un défi sportif et intellectuel, un joyau achevé. Et sans doute pour cette raison, une pratique en voie de disparition. Les classes uniques mourraient du découragement des enseignants venus d’ailleurs, des économies budgétaires, du goudronnage des chemins et de la rentabilisation des autobus.

C’était en tout cas le meilleur endroit pour éprouver en conditions critiques la valeur de la culture pédagogique dont l’école Normale nous avait dotés.

Ces 33 élèves devaient  théoriquement être répartis en 5 niveaux, la classe enfantine, (5 à 6 ans), le CP où l’on apprend à lire (à Pâques on déchiffre un petit texte), à écrire et à compter jusqu’à 100, les deux CE, les deux CM et les Grands qui préparent en deux ans le certificat d’études. Le premier travail consistait donc à répartir les activités d’enseignement et d’apprentissage dans une grille. Heureusement L. Leterrier[1] avait élaboré rationnellement les répartitions  mensuelles, hebdomadaires, quotidiennes et même horaires de toutes les classes ; et la classe unique était le fleuron de leur œuvre. Ce précieux ouvrage était notre missel et le code Soleil, notre bible.

Mais sur le terrain, cela signifiait qu’au cours d’une heure le professeur doit consacrer aux enfants de chaque niveau au plus – et au moins – une douzaine de minutes.  Le reste du temps ils doivent ĂŞtre occupĂ©s. Tout ce qui doit leur permettre de tirer un bon bĂ©nĂ©fice de ce prĂ©cieux temps doit avoir Ă©tĂ© prĂ©parĂ© Ă  l’avance… Avec la correction de  tout ce qui avait Ă©tĂ© fait la veille. Une leçon trop longue, un exercice mal calibrĂ©, un devoir trop ambitieux et c’est la catastrophe pour plusieurs jours, car plus les Ă©lèves ont d’obligation de travail mal encadrĂ©, plus le nombre des erreurs se multiplie, plus les Ă©critures se dĂ©forment, ce qui exige plus de corrections, d’explications ou d’abandons de tâches indispensables …  Inversement une tâche trop facile, un passe temps sans intĂ©rĂŞt dont on peut nĂ©gliger la correction et c’est la fenĂŞtre ouverte par laquelle les enfants s’enfuient inutilement (c’était du moins le ressenti de l’époque).

L’instituteur a pu être présenté comme un gardien ou un bâtisseur de société, un guide, un accoucheur ou je ne sais quoi…, au jour le jour c’est un équilibriste sur un fil fragile qu’il doit tendre en permanence. La variété des âges des élèves rassemblés dans une même classe ne compliquait pas beaucoup la conduite pédagogique. Bien au contraire, elle concrétisait la représentation du projet social éducatif et jalonnait son ancrage dans le développement naturel. Les grands accompagnaient l’encadrement des petits qui pouvaient voir et anticiper les projets du professeur à leur égard.  Mais en fait tout devait s’organiser autour de des inévitables différences dues à la non moins nécessaire progression des connaissances. On pouvait faire une dictée ou un problème communs en ménageant un début facile et des difficultés graduées. Mais il fallait bien réserver des temps propres pour des connaissances différentes. Et l’emploi du temps s’émiettait dans la répartition des intentions et des étapes nécessaires. Le nœud gordien de la classe unique était la décomposition des savoirs et de leurs étapes d’apprentissage.

Après une petite mise en route, chaque niveau avait une occupation et je tentais de renouer je ne sais quelles fibres de grammaire avec « les élémentaires », quand je vis trois grands élèves discuter à mi voix, mais fermement une question visiblement extra scolaire. Il fallait réagir immédiatement, profiter du statut des trois coupables pour impressionner tous les autres sinon la pagaille allait se répandre… comme la vérole sur le bas clergé disions nous. Le plus costaud des trois m’avait semblé plutôt écouter les deux autres, mais ce fut lui que j’appelai au bureau.

Va ouvrir la porte (elle donnait sur la cour par un Ă©troit perron de deux marches), reviens.

Je le retournai, le pris par le col et je lui cornai dans l’oreille…

« On ne doit pas bavarder quand j’essaie de travailler avec les autres niveaux ! »

Je le poussai sans trop de ménagement dehors avec plus de comédie que de violence véritable…

Je regagnai mon bureau avantageusement, en toisant sans aménité les autres coupables présumés ou potentiels.  Je voyais par les carreaux de la porte vitrée la tête ahurie et désolée du malheureux bouc émissaire.

Et j’aperçus alors, sous la table des petits de cinq ans tout confus, une petite mare, évaluation indiscutable de l’intensité de ma démonstration et de la protestation muette des enfants…

Mort de honte, je pris les mesures qui s’imposaient pour assécher les effets… de ces larmes et je poursuivis ma leçon, en ruminant sur celle que je venais de prendre. Ce n’était pas la dernière, que ce soit en psychologie, en pédagogie ou en didactique.

Si je vous rapporte aujourd’hui ce souvenir honteux, c’est parce que j’aborde dans le cours du journal n° 8 l’analyse des équilibres didactiques fondamentaux que l’enseignant doit surveiller en permanence et tenter de maintenir aux moindres frais.

Dès mon entrée dans le métier d’enseignant, j’ai été confronté à cette difficile question. J’ai plusieurs fois essayé d’exprimer les équilibres nécessaires par des relations mathématiques (des inéquations plutôt que des équations d’ailleurs). Chaque relation doit être assortie d’un cortège de conditions complexes, si bien qu’on est rapidement perdu dans un labyrinthe. J’ai soigneusement recueilli et utilisé sans cesse ces relations dans mes travaux d’ingénierie sans jamais pouvoir en faire l’inventaire. C’était la contribution de l’expérience. Mais je les ai toujours conservées comme des questions et non comme des réponses, comme des fibres à torsader, à tresser…

La complexitĂ© des relations entre les conditions – portĂ©es par les situations – et les propriĂ©tĂ©s  des connaissances qui leur sont associĂ©es, rend nĂ©cessaire le recours Ă  un vocabulaire volumineux. On croit pouvoir en faire l’économie en utilisant des mĂ©taphores. La mĂ©taphore Ă©conomique est tentante pour interprĂ©ter des Ă©quations diffĂ©rentielles qui caractĂ©risent les Ă©quilibres entre des coĂ»ts des apprentissages et la valeur des acquisitions visĂ©es ou obtenues.

Mais j’ai dû renoncer a évoquer ces tentatives. Depuis que nos sociétés acceptent comme une nécessité inévitable l’idée de soumettre l’éducation à la prétendue « loi » des marchés, la métaphore économique sert de base à des interprétations et à des décisions désastreuses.

On a beau montrer en quoi cette interprétation est abusive, qu’il ne s’agit pas de répartir une denrée rare et que les élèves ne sont pas des concurrents. L’identification de l’instituteur avec un professeur, marchand de biens et entrepreneur dans la société capitaliste est ridicule et vouloir lui appliquer des obligations de résultats alors qu’on ne sait rien sur les fondements de son activité est un barbare réflexe d’esclavagiste.

Aujourd’hui le mal est fait et personne n’ose plus demander aux commentateurs de PISA d’où leur vient la belle assurance avec laquelle ils renvoient année après année aux mêmes exigences et aux mêmes conseils malgré l’observation des mêmes échecs depuis quarante ans.

Les commentateurs sont bien les mêmes qui discréditaient l’école parce qu’elle ne parvenait pas arriver à corriger des disparités sociales et qui critiquaient les défauts des examinateurs humains dans les examens classiques. Les échecs observés de façon récurrente sont aussi bien les leurs que ceux de l’Ecole.

Utiliser, même proprement, la métaphore économique n’aurait pas manqué d’apparaître comme une justification de cette désastreuse erreur.

Je voulais seulement emprunter à l’économie un certain vocabulaire et quelques méthodes pour identifier les relations essentielles sur lesquelles je veux attirer l’attention. Mais ce sont les connaissances qui se voient attribuer des propriétés économiques, les efforts pour les acquérir sont des coûts, leur valeur est exprimée par leur rôle dans des acquisitions ou dans des usages ultérieurs. Il ne s’agit pas d’appliquer une idéologie mais d’étudier les meilleurs équilibres, leurs propriétés et leurs limites.

La partie du cours réservée à ces problèmes est encore un peu en panne, mes talents ne sont peut être pas à la hauteur de mes ambitions.

Au début des années 80, Yves Chevallard et moi nous nous interrogions sur la pertinence de ce paradigme pour la recherche en didactique. Je n’étais pas satisfait de mes timides essais précédents. Il n’était pas trop séduit par l’idée de renouveler sa tentative de fournir un cadre mathématique théorique à la théorie des situations. Nous pensions que la métaphore économique ne pourrait qu’être assimilée au discours pseudo-théorique des partisans de la pédagogie par objectifs et qu’éveiller l’hostilité des enseignants et du public. Il était d’avis que la métaphore médicale était plus appropriée et ferait admettre plus facilement la nécessité de recherches scientifiques pour pallier aux difficultés éprouvées par les acteurs de l’éducation

Cette image correspondait bien à une tendance du public à penser que la science didactique doit concourir à la réalisation des demandes du public au sujet de l’éducation.

Mais il Ă©tait dĂ©jĂ  clair pour moi que regarder l’enfant en difficultĂ© comme un malade, victime de l’incompĂ©tence de ses professeurs, Ă©tait une tendance lourde et pernicieuse de l’évolution de notre sociĂ©tĂ©. Elle aboutissait, sans aucun fondement scientifique ou technique, Ă  faire reporter l’espoir des parents – du moins de ceux qui appartiennent aux classes moyennes – vers une profession paramĂ©dicale « libĂ©rale », Ă  la charge complète de la sĂ©curitĂ© sociale. Les membres de cette profession paramĂ©dicale n’ont pas de responsabilitĂ© personnelle. N’ayant reçus qu’une formation spĂ©cifique très superficielle, tant en mathĂ©matique qu’en Ă©ducation et qu’en psychologie, ils se sentaient largement incompĂ©tents et s’activaient comme ils le pouvaient Ă  tenir la main des enfants en difficultĂ©s, avec les instruments idĂ©ologiques de l’époque. Avec le temps, leur lĂ©gitimitĂ© s’est affermie et le sentiment populaire et les mĂ©dias les rangent aujourd’hui Ă  cĂ´tĂ© des psychologues et des Ă©lus dans la catĂ©gorie des spĂ©cialistes tenus pour plus compĂ©tents que des professeurs professionnels.

J’ai mis une sourdine à mes instruments de recherche intuitifs pour dépasser la théorie des situations mathématiques à usage didactique et étudier l’objet même de notre science : l’acte d’enseigner et de faire apprendre des mathématiques. L’apparition de contradictions,  ou tout au moins de paradoxes, dans les processus d’apprentissages et dans surtout dans la dévolution et l’institutionnalisation des connaissances, m’a obligé à m’orienter vers une théorie des situations didactiques et non plus des situations mathématiques à usage didactique.  De la sorte la modélisation de l’approche économique des situations mathématiques a été mise en stand-by. De son côté Yves Chevallard qui n’avait aucune raison de m’accompagner dans ce nouveau territoire, s’est consacré à la description et à l’étude anthropologique (le domaine de ses premières études) des organisations écologiques du savoir et des instruments praxéologiques des professeurs.

Avant de quitter le domaine de la théorie des situations mathématiques a-didactiques, je prends le risque de dévoiler le chantier inachevé, avec l’espoir que cela aidera à répondre aux questions théoriques qui s’y posent, et surtout à déchiffrer les petits secrets de l’organisation des curriculums que nous allons entreprendre dans la deuxième partie de ce cours.

G. B. mars 2011


[1] L. Leterrier « Programmes instructions Répartitions mensuelles et hebdomadaires » 1945-1947  Hachette